CHAPITRE XIX

La nuit fut longue, mais, au petit jour, la situation tournait à l’avantage des Algoriens. Les commandos de Wegor avaient été pratiquement anéantis et les galères volantes devaient, dans les heures à venir, sonner le glas des monstrueuses entités.

De nouveaux anticorps, déversés dans les rues de la ville, au pied des remparts et dans la campagne environnante, eurent rapidement raison des nucléides, si bien que, vers le milieu de la journée, il n’en restait plus un seul de vivant.

La guerre immunologique était pratiquement terminée. Certes, la victoire appartenait aux Algoriens, mais, s’il était encore impossible de dresser un bilan exact, le nombre des disparus, d’après les premières estimations, s’élevait déjà à plusieurs dizaines de milliers.

C’était épouvantable, mais, au cœur même de la catastrophe, l’espoir renaissait. Les derniers sphéroïdes s’étaient abattus au début de la matinée et, depuis, aucun autre n’était apparu dans le ciel d’Algor.

On pouvait être certain que, devant le désastre complet de leur arme psychobiologique ajouté à la faillite de leur armement nucléaire, les Wegoriens abandonneraient définitivement la partie.

Algor était sauvé !

Tianak fut le premier à se précipiter vers les Terriens et à leur manifester toute sa gratitude. Des larmes coulaient sur ses joues roses et une intense émotion lui nouait la gorge. Mais Seymour, lassé, rompit les effusions et, suivi de ses compagnons, regagna le refuge souterrain. Ils étaient sales, fatigués, couverts d’ecchymoses, et Jeff lui-même ressemblait à un vieux coq déplumé.

Mais ils réalisèrent bientôt qu’ils s’étaient trompés de couloir et, après une série de bifurcations, Seymour désespéra.

— Il doit bien y avoir un puits quelque part, dit-il en revenant sur ses pas.

— Certainement, commandant, répliqua le géant, dans ce labyrinthe, les puits, ça pullule comme des puces.

Seymour poussa une porte au hasard et resta cloué de surprise, non point à cause de Markha, mais d’une autre créature qui se tenait également dans la pièce.

C’était la princesse Lorka de Tarkanie, et son cœur se mit à battre dès qu’elle se retourna. On lui avait ôté son bandeau de soie, Markha probablement, et elle regardait Seymour de tous ses yeux, exactement comme la première fois, dans l’Arbre Sacré.

Il y avait sur son visage de poupée l’empreinte encore toute fraîche de la terreur et de l’incompréhension, mais ses yeux, ses grands yeux verts innocents, brillèrent soudain de mille éclats.

— Vous… Vous…, murmura-t-elle en gonflant sa jeune poitrine. Ainsi, ce n’était pas un rêve !

Markha, affolée, tenta d’intervenir, mais Lorka la repoussa et s’avança vers Seymour.

— Je vous retrouve enfin, mon beau seigneur… Et je vous reconnais… Je vous reconnais…

Seymour avait pâli. Si seulement, il avait pu arrêter le temps et le ramener de quelques secondes en arrière ! Il réalisa brusquement l’inconvenance de cette situation ; en le revoyant, Lorka avait été victime d’un choc psychologique, la barrière mentale avait cédé et le souvenir était réapparu au niveau de sa conscience, comme un banal phénomène de re-entry.

En se souvenant, elle le trahissait !

— Ne restons pas là, commandant, conseilla Ted Mason en essayant d’entraîner Seymour.

Mais Tianak était derrière eux, en compagnie de quelques Algoriens. Lorka ne les voyait même pas, son regard restait fixé sur Seymour, un regard émerveillé et plein d’éloquence.

— Je vous aime, murmura-t-elle, je vous aime…

— Oubliez tout cela, je vous en supplie, répondit Seymour.

— Vous oublier… Comment le pourrais-je ?

Elle eut un pâle sourire.

— Vous m’avez déjà demandé cela dans l’Arbre Sacré… Et vous voyez… C’est impossible !

Une main se posa sur le bras de Seymour : celle de Tianak.

— Venez, ordonna-t-il, ne restez pas là.

Il ferma lui-même la porte, puis entraîna les Terriens dans une salle voisine. Il semblait catastrophé, outragé jusqu’au tréfonds de lui-même.

— Ainsi, vous aviez déjà eu un premier contact avec elle ! dit-il avec accablement… Et dans l’Arbre Sacré !

— Elle l’a reconnu, appuya une voix hargneuse dans l’assistance. Nous ne pouvons mettre en doute les paroles de la princesse Lorka.

— Mais enfin, pourquoi ? clama Tianak.

Seymour eut un geste las.

— Ecoutez, professeur, est-ce vraiment aussi grave ? J’ai sauvé Lorka, je vous l’ai ramenée… Cela ne suffit-il pas à réparer mon erreur ?

Il y eut un silence, puis Tianak secoua la tête.

— Nous essaierons, bien sur, d’oublier tout cela, dit-il, ne serait-ce qu’en remerciement des immenses services que vous nous avez rendus. Mais il y a Lorka, et nous devons effacer définitivement en elle le souvenir de votre personne.

— Comment y parviendrez-vous ?

Tianak réussit à se composer un sourire.

— Grâce à nos anneaux psychiques. Laissez-nous faire et ne vous inquiétez de rien.

 

***

 

La nuit devait couler sans incident et le professeur Tianak, dès l’aurore, retrouvait son bureau personnel avec une certaine satisfaction.

Pour lui, la nuit avait été longue, et la fatigue marquait profondément son visage parcheminé.

Un long moment, il resta perdu dans ses réflexions, mais l’arrivée soudaine d’un de ses collaborateurs le ramena à la réalité des choses. Des soldats de la garde impériale venaient de se présenter et, sur l’ordre de Djarkaz, conviaient les Terriens à les suivre jusqu’au Palais.

Tianak les rejoignit, s’inclina respectueusement devant eux, et les pria de patienter un instant. Il se chargeait lui-même d’aller prévenir les « hommes de la Terre ».

Effectivement, il revint quelques instants plus tard en compagnie de Seymour, d’O’Connor et de Mason.

En prenant congé de Tianak, Seymour eut un sourire.

— Eh bien, dit-il, je crois que c’est la fin de nos tourments. Nous ne pouvons effectivement pas quitter Algor sans une dernière entrevue avec Djarkaz.

— Je le pense aussi.

— Alors, adieu, professeur Tianak. Nous ne nous reverrons certainement plus jamais.

Un sourire indéfinissable flotta sur les lèvres minces de l’Algorien. Il leva la main, et les Terriens franchirent les lourdes portes, encadrés par les soldats de la garde impériale.

La vie renaissait dans les rues de la cité, mais une tristesse infinie imprégnait les visages. Les guirlandes, les fanions, et les multiples décorations flottaient toujours dans le vent, mais il y manquait quelque chose, cette joie débordante de la ville tout entière, faite de rires, de cris et de musiques frénétiques. Comme une fête qui a éteint ses lampions et que le vent soudain, envahit de feuilles mortes !

Sur une grande place, la foule se pressait avec une lenteur macabre.

— J’espère que ce ne sera pas trop long, souffla O’Connor alors que l’on franchissait le pont-levis conduisant au Palais.

Il leva les yeux vers le ciel.

— J’en connais là-haut qui doivent se faire un drôle de mouron.

— Ne t’inquiète pas, lança Seymour, nous aurons rejoint l’Aristote avant ce soir.

Les Terriens devaient retrouver Djarkaz dans la grande salle du trône et le sourire aux lèvres. Le Tout-Puissant, enveloppé dans un grand manteau brodé de pierres fines, s’avança de son pas lent et mesuré.

— Je voulais vous voir une dernière fois, dit-il en appuyant bien sur les mots. Je dois d’abord rendre hommage à votre bravoure et à votre science des armes. Le combat que vous avez mené contre les envahisseurs de Wegor restera longtemps dans notre souvenir. Pourtant…

Il parut s’assombrir légèrement.

— Pourtant, il y a encore une chose que vous ignorez ; c’est que les notions d’héroïsme, de lâcheté, de bien ou de mal n’ont ici aucun sens profond, sauf s’ils s’appliquent à l’esprit religieux et à la conscience suprême. Nous jugeons les fautes et les vertus sur un plan unique et quel qu’en soit le degré, ce qui signifie qu’un acte d’héroïsme devient l’égal d’un simple bienfait, et qu’un crime, fût-il le plus odieux, celui d’une simple erreur. Est-ce que je me fais bien comprendre ?

— J’avoue, seigneur, qu’il m’est très difficile…, hésita Seymour.

— Soyons plus clairs. Disons qu’un bienfait rachète le crime et que le crime annule le bienfait. Non ? Vous ne comprenez toujours pas ?

Le satrape marcha vers Seymour.

— Votre vaillance, votre héroïsme ont sauvé Algor, c’est un fait, mais vos vertus sont équitablement contrebalancées par une grave erreur.

— Et cette erreur ?

— La princesse Lorka ! Vous m’avez menti la première fois. Vous aviez déjà eu un premier contact avec la princesse élue de Tarkanie, on vient de m’en apporter la preuve.

Un filet glacé coula le long de l’échine de Dan Seymour. Il regarda Mason et O’Connor ; eux aussi avaient brusquement pâli.

— Il ne me sera jamais plus possible d’épouser Lorka, vous l’avez souillée de vos regards. C’est une faute grave. Aussi me dois-je de sévir. Et de sévir d’autant plus qu’une telle hérésie me serait impardonnable de la part de mon peuple. J’ai renoué avec les préceptes de Zhoustra et je ne puis faillir à sa Loi.

— Et la sentence, seigneur ?

— La mort.

Un sourire débonnaire accusa la bouche gourmande de Djarkaz.

— Mais je vous condamne sans haine ni hostilité. Seul le devoir m’ordonne de le faire.

Seymour ne broncha pas. Une bien curieuse pensée lui vint à l’esprit. Certes, l’homojumeau de Djarkaz avait lavé ses propres erreurs, les laboratoires biologiques en avaient fait un modèle de sainteté, mais, par une curieuse association de faits, et à l’instar du monstre de Frankenstein, la créature se retournait contre ses propres créateurs !

Et elle ordonnait la mort.

Djarkaz fit un geste. Les gardes s’emparèrent des Terriens sans ménagement, les entraînèrent et les poussèrent sur une grande place publique envahie par une foule nombreuse.

Des gongs résonnaient sous les martèlements agressifs, des ménestrels psalmodiaient, des chantres fredonnaient…, et, au milieu de la place, un bourreau vêtu de rouge se silhouettait dans la poussière, une hache énorme dans ses mains puissantes. Il attendait.

— Je vous l’avais dit, commandant, envoya O’Connor, ce satrape-là ne me disait rien qui vaille. Je vous le jure sur ma tête.

— Ah ! oui… Ta tête ! C’est bien le moment d’en parler. Courage, Jeff… et vous aussi, Ted… Courage, mon vieux.

Empoigné par les gardes, O’Connor fut le premier poussé sur le billot. Il eut un dernier regard vers ses vieux compagnons, puis la hache se leva, frappa, et sa tête de vieil épagneul ébouriffé tomba et roula dans la poussière.

Ce fut ensuite le tour de Ted Mason.

— Adieu, Dan…

— Adieu, Ted...

Un instant, Seymour ferma les yeux, alors que la hache s’abattait.

Il sentit la poigne solide du bourreau et regarda la hache ensanglantée. Puis, délibérément, il posa lui-même sa tête sur le billot.

La hache cogna avec un bruit sinistre.

Et sa tête roula entre celles d’O’Connor et de Mason.

La loi d'Algor
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